Chapitre 45
— Que se passe-t-il, selon toi ? demanda Anna.
Zedd tendit le cou pour mieux voir, mais il ne parvint pas à percer le mur de jambes qui les entourait. Les chasseurs Nangtongs lui crièrent des ordres qu’il ne comprit pas. Quand des lances lui taquinèrent les épaules, il saisit néanmoins le sens général du message. S’il ne se tenait pas tranquille, il finirait proprement embroché.
Sous l’œil vigilant des chasseurs, Anna et lui étaient assis en tailleur sur le sol. Quelques Nangtongs les surveillaient pendant que les autres discutaient ferme avec un groupe de Si Doaks.
— Ils sont trop loin pour que j’entende. De toute façon, je connais à peine trois mots de Si doak.
Anna arracha une haute herbe et l’enroula autour de son index droit en ricanant bêtement. Depuis qu’ils étaient là, elle évitait de regarder le sorcier. Si leurs ravisseurs s’apercevaient qu’ils étaient sains d’esprit, et capables de comploter, ils ne les laisseraient sûrement pas ensemble.
Anna ricana encore un peu, afin d’entretenir l’illusion. Puis elle souffla :
— Que sais-tu des Si Doaks ?
Le vieil homme battit des bras comme s’il était un oiseau sur le point de s’envoler.
— Une chose essentielle : ils ne pratiquent pas les sacrifices humains.
Un garde tapota la tête du sorcier, comme pour le décourager de s’envoler. Zedd éclata de rire – alors qu’il aurait eu envie d’agonir l’imbécile d’injures.
— Tu commences à changer d’opinion sur les Nangtongs ? demanda Anna. Par exemple, sur leur droit à vivre comme ils l’entendent ?
— Si je refusais de les contrarier, nous serions dans le royaume des morts depuis un moment. On peut tolérer l’existence des loups sans vouloir leur servir de dîner.
La Dame Abbesse concéda le point d’un grognement.
Assez loin de là, à côté d’une petite butte, les négociations s’éternisaient. Assis en cercle, une dizaine de Nangtongs et autant de Si Doaks palabraient à l’infini. Les chasseurs gesticulaient en désignant Zedd et Anna, puis ils se lançaient dans des discours enflammés, sans doute pour vanter la qualité de la marchandise. Impassibles, leurs interlocuteurs faisaient non de la tête avec une belle régularité.
— D’après ce que je sais, souffla Zedd, les Si Doaks sont pacifiques dans l’âme. On ne les a jamais vus guerroyer contre un voisin, même plus faible qu’eux. Mais en matière de commerce, ils sont impitoyables. Dans cette région du Pays Sauvage, on dit qu’il vaut mieux essayer de traiter avec un chacal… Les autres peuples apprennent la guerre à leurs enfants. Les Si Doaks leur enseignent l’art de négocier.
— Et qu’est-ce qui les rend si redoutables ? demanda Anna.
Zedd jeta un coup d’œil à leurs gardes. Fascinés par les débats, ils accordaient un minimum d’attention aux prisonniers.
— La capacité, très rare, de renoncer à une affaire… La plupart des commerçants veulent à tout prix conclure, et ils finissent par céder sur le prix. Les Si Doaks ne font jamais ça. Ils ne se soucient pas d’avoir perdu du temps, et vont voir quelqu’un d’autre.
Un des Si Doaks, une superbe peau de lapin sur la tête, jeta une pile de couvertures au centre du cercle. Puis il désigna un petit troupeau de chèvres et proposa visiblement d’en ajouter deux à son paiement.
Cette offre insulta les Nangtongs. Leur négociateur en chef se leva et pointa frénétiquement sa lance vers le ciel pour exprimer son indignation devant un prix aussi ridicule. Zedd nota avec intérêt qu’il ne faisait pas mine de s’en aller. L’honneur des chasseurs était en jeu. Ils devaient se débarrasser des deux cinglés qu’ils avaient ramenés au village. Mais sans revenir les mains vides…
Le sorcier donna un petit coup de coude à Anna. Puis il leva la tête et hurla à la mort comme un coyote. Ayant compris le message, la Dame Abbesse l’imita.
Des coups de lances sur la tête firent taire les deux fous. Quand ce fut fait, les discussions reprirent, et un Nangtong alla examiner de plus près les chèvres.
Zedd se gratta une épaule. La boue séchée commençait à l’indisposer. Cela dit, avoir le cœur arraché ou la tête coupée, selon la méthode qu’employaient les Nangtongs, aurait quand même été beaucoup plus inconfortable.
— J’ai faim, marmonna-t-il. Nous sommes au milieu de l’après-midi, et ils ne nous ont toujours rien donné.
Il beugla comme un veau pour manifester son mécontentement. Toutes les têtes se tournèrent vers les prisonniers, qui venaient encore d’interrompre les débats. Les Si Doaks croisèrent les bras et regardèrent froidement leurs interlocuteurs.
Les chasseurs reprirent la parole les premiers, une grossière erreur tactique dans ce genre de circonstances. D’un ton soudain plus conciliant, ils émaillèrent même leur discours de gloussements assez ridicules. Sentant qu’ils les tenaient, les Si Doaks se contentèrent de réponses laconiques. Le type à la peau de lapin désigna le soleil, qui commençait à descendre plus vite vers l’ouest, et tendit un bras derrière lui pour indiquer qu’il avait hâte de rentrer chez lui.
Le porte-parole des Nangtongs ramassa une couverture et l’étudia sans dissimuler son admiration. Puis il la fit passer à ses collègues, qui s’ébaubirent à leur tour. Simultanément, le spécialiste des chèvres revint avec deux spécimens qui arrachèrent des cris ravis à ses compagnons. À croire qu’ils n’en avaient jamais vu de plus belles !
À bout de nerfs, les Nangtongs étaient résolus à casser les prix pour ne pas retourner chez eux avec les deux vieux fous. Les couverture et les chèvres pourraient toujours servir. En tout cas, c’était mieux que d’envoyer deux débiles ruiner leur réputation dans le royaume des morts. Les Si Doaks semblant prêts à en rester là, ce n’était plus le moment de faire les difficiles.
Suprêmement rusés, les champions du troc restèrent impénétrables. Face à des vendeurs pressés de se débarrasser de leurs camelotes, il leur suffisait d’attendre pour remporter le cocotier.
L’affaire fut soudain conclue et les deux négociateurs en chef se levèrent en même temps. Se prenant par les coudes, ils firent trois tours complets sur eux-mêmes pour signer le contrat. Quand ils se furent séparés, les deux groupes se lancèrent dans de joyeux bavardages. Conclure une affaire était toujours une occasion de se réjouir.
Les Nangtongs entreprirent de ramasser les couvertures et passèrent des longes aux chèvres. Les Si Doaks approchèrent de leurs acquisitions. Histoire qu’ils ne sabotent pas la transaction, les gardes gratifièrent leurs prisonniers de solides coups de lance sur le crâne.
Zedd n’avait aucune intention de faire rater la vente. Les Si Doaks n’égorgeaient pas leurs contemporains, et ils avaient la réputation d’être doux et courtois. Chez eux, la pire punition, pour une faute grave, était le bannissement. Le cœur brisé d’avoir été chassé de son foyer, il arrivait que l’individu ainsi châtié se laisser mourir de faim. Mais ça, c’était son problème…
Quand un enfant Si doak se comportait mal, il était mis à l’écart. Et cela suffisait à en faire un petit ange pendant des mois.
Zedd et Anna n’appartenant pas à cette riante communauté, il était peu probable, hélas, que la loi du bannissement s’applique à leur cas.
— Ces gens ne nous feront pas de mal, souffla Zedd à sa compagne. Surtout, garde ce point à l’esprit. S’ils ne veulent pas de nous, les Nangtongs risquent de nous couper la gorge pour ne pas revenir au village avec deux débiles mentaux.
— D’abord, je dois me vautrer dans la boue, et maintenant, il me faut jouer les petites filles sages ?
— Exactement En tout cas, jusqu’à ce que nos nouveaux propriétaires aient prix livraison de nous.
L’ancien des Si Doaks, celui à la peau de lapin, s’agenouilla devant ses récents achats. Tendant un bras, il tâta les muscles de Zedd et fit une moue désapprobatrice. Quand il répéta l’examen sur Anna, il parut beaucoup plus satisfait
— J’ai l’air de lui plaire plus qu’un vieil homme squelettique, triompha la Dame Abbesse.
— À mon avis, il te trouve parfaite comme animal de somme. C’est toi qui auras le travail pénible…
— Que veux-tu dire ? s’inquiéta Anna, sa jubilation envolée.
Le sorcier lui fit signe de se taire. Un autre Si Doak venait de s’accroupir à côté de l’ancien. Celui-là portait des cornes de chèvre sur la tête, et des dizaines de colliers pendaient à son cou. De toutes les largeurs, ils étaient composés de dents, de perles, d’éclats d’os, de plumes, de fragments de poterie, d’anneaux de métal, de pièces d’or, de minuscules bourses de cuir et d’amulettes sculptées. Sauf erreur grossière, c’était le chaman des Si Doaks.
Il prit doucement la main de Zedd, lui fit tendre le bras et le lâcha. Quand le sorcier laissa mollement retomber son membre supérieur, le chaman fit la grimace. Zedd comprit qu’il aurait dû garder le bras en l’air. Ne voulant pas faciliter la tâche à son nouveau geôlier, il attendit qu’il répète l’opération et lui fasse signe de rester en position.
Alors que les Nangtongs braquaient toujours leurs lances sur les prisonniers, le chaman ouvrit la sacoche qu’il portait à la ceinture. Il en sortit de longs brins d’herbe séchés qu’il enroula autour du poignet de Zedd en incantant. Quand il se fut occupé de l’autre bras du sorcier, il passa à Anna.
— Tu sais ce qu’il fiche ? demanda-t-elle.
— Il neutralise notre magie. Les Nangtongs le faisaient naturellement. Les Si Doaks, eux, ont besoin de recourir à une variante de sortilège. Ce type a le don. C’est un peu le sorcier de son peuple. (Zedd foudroya sa compagne du regard.) Ou un collègue des Sœurs de la Lumière… Tu sais, ces femmes qui mettent des colliers aux gens pour les emprisonner ? Évidemment, comme avec les Rada’Han, nous ne pourrons pas enlever ces étranges bracelets.
Quand le chaman eut terminé, les Nangtongs s’écartèrent, se distribuèrent les couvertures, prirent les deux chèvres par la longe et filèrent sans demander leur reste.
L’ancien s’agenouilla de nouveau devant Zedd et lui débita un discours enflammé. Quand le sorcier, le front plissé, lui montra qu’il ne comprenait pas un mot, le Si Doak improvisa brillamment un langage par signes. Énumérant les corvées qui attendaient les nouveaux esclaves, il fit mine de labourer, de semer, de récolter… et continua par une multitude d’autres activités que Zedd n’identifia pas toutes. Puis il fit un cercle avec ses doigts, imita des rayons de soleil du bout d’un index, leva et baissa plusieurs fois les mains et désigna les deux prisonniers.
— Anna, ces honnêtes commerçants nous ont sauvé la vie, mais ça ne sera pas gratuit. Si j’ai bien compris, nous devrons les servir pendant deux ans, pour rembourser notre prix et leur permettre de faire un bénéfice substantiel.
— Nous sommes des esclaves ?
— On dirait bien, oui… Mais seulement pendant deux ans. C’est très généreux, si on pense que les Nangtongs nous auraient occis.
— Et si nous achetions notre liberté ?
— Pour les Si Doaks, il s’agit d’une dette d’honneur, et ça ne se monnaie pas. Selon leur point de vue, ils nous ont rendu nos vies, et nous devons les mettre à leur service en signe de gratitude. J’espère que tu n’as rien contre les tâches ménagères ?
— Il faudra balayer et laver pour payer notre dette ?
— J’ai cru comprendre, en plus des travaux agricoles, qu’ils nous chargeraient de cuisiner, de coudre, de s’occuper de leurs animaux, de charrier des objets, de…
Comme pour confirmer les propos du sorcier, les Si Doaks se débarrassèrent des outres qu’ils portaient en bandoulière et les tendirent à leurs nouveaux serviteurs.
— Que veulent-ils ? demanda Anna.
— Des porteurs d’eau…, soupira Zedd.
Trois autres Si Doaks apportèrent les couvertures restantes, en firent deux et les confièrent aux prisonniers.
— Dois-je comprendre, souffla Anna, que le Premier Sorcier des Contrées Milieu et la Dame Abbesse des Sœurs de la Lumière ont été échangés contre des couvertures mitées et deux chèvres ?
Sentant qu’on le poussait dans le dos, le vieux sorcier se mit en route avec ses nouveaux maîtres.
— Je comprends ta pensée, souffla-t-il par-dessus son épaule. Pour la première fois de leur histoire, ces pauvres gens ont fait une mauvaise affaire !
Titubant sous la charge, le vieux sorcier lâcha la moitié de ses outres. Quand il se pencha pour les ramasser, il marcha sur la première, qui avait atterri sur un buisson de baies rouges, et la fit exploser en l’enfonçant sur les épines. Comme de juste, ses couvertures lui échappèrent et tombèrent dans la flaque de boue qu’il venait de créer à ses pieds. Mettant un genou en terre, il écrasa les baies et leur jus gicla sur les couvertures.
— Eh bien… (Zedd fit un vague geste d’excuse aux Si Doaks.) Désolé…
Les fiers commerçants gesticulèrent pour lui ordonner de tout ramasser en même temps. Le propriétaire de l’outre éventrée trépigna d’indignation et fit comprendre au coupable qu’il lui faudrait s’acquitter d’une réparation adéquate.
— J’ai dit que j’étais désolé, grogna Zedd, même si les Si Doaks ne pouvaient pas le comprendre.
Il ramassa les couvertures, les examina et soupira.
— Misère de misère… On ne pourra jamais enlever ces taches…